La fin d’une culture

Série “L’huile d’olive et les autres ingrédients de notre vie”

 

Manifestation de métayers à Lamporecchio (Toscane) le 23 février 1957 [Archives du CGIL Pt]

L’évolution du système économique en Italie, vers le milieu des années 1960, a mis fin au contrat de métayage (mezzadria), entraînant la disparition progressive du domaine agricole dans son organisation traditionnelle. Le choix de privilégier le développement industriel et le secteur tertiaire pour bâtir l'avenir du pays a entraîné un véritable exode des campagnes vers les villes, un exode subi par les personnes âgées mais embrassé par les jeunes qui, hier comme aujourd'hui, rejettent souvent le présent et cherchent un autre avenir. Reste à voir s’il sera meilleur.

Ce sont surtout les jeunes qui sont partis travailler dans les usines, désireux d'échapper au monde ancien et attirés par les salaires et des nouveautés qui promettaient un futur radieux : congés payés, soins de santé, retraite. Un ordre des choses bien différent de la discipline patriarcale. Et un exode des bras et des esprits aux lourdes conséquences sur notre avenir, et pas seulement dans l'agriculture. La description qu’en fait le propriétaire terrien Gotti Lega, citée dans un article de Giuliana Biagioli (1), résume bien le phénomène :

« Alors que les syndicalistes discutent encore aux tables de Rome de la juste cause, c'est-à-dire de l'interdiction pour le propriétaire de renvoyer les fermiers, ces derniers continuent tranquillement de s’en aller, laissant fermes et étables vides, et champs abandonnés. Dans nos contrées où prévaut le métayage, voici plus précisément leur projet de vie. Premier choix : aller travailler chez Piaggio à Pontedera, Saint-Gobain à Pise, Solvay à Rosignano ou dans une autre grande entreprise industrielle en ville. Deuxième choix : être menuisier ou même restaurateur de meubles, surtout dans la région de Pise, où cette industrie est florissante. Troisième choix : être maçon, manœuvre ou chauffeur. Quatrième choix : être huissier dans un organisme public ou parapublic et avoir droit à une pension, des allocations et un logement. Dans tous les cas, un impératif catégorique : ne pas être paysan. »

Le résultat certain a été l'abandon des terres, qui sont restées incultes. En l'absence de production agricole, leur valeur foncière s’est érodée au fil du temps, même si cela a été en partie enrayé par le développement de l’agritourisme quelques décennies plus tard. Il a redonné une valeur immobilière à des murs qui étaient autrefois les gardiens et remparts de la tradition agricole et paysanne, appelés désormais à devenir des « résidences secondaires » ou à accueillir des touristes, souvent étrangers, qui ignorent tout de ce qu'était cette vie.

Les héritiers de cette culture paysanne, les nouvelles générations, se gardèrent bien de se l’approprier, comme s'il s'agissait presque d'une honte à effacer, laissant à d'autres le soin de perpétuer les usages. La culture populaire paysanne a brusquement pris fin. Toute la trame d’une vie quotidienne, dont nous portons encore en nous certains signes, usages et saveurs, s’est interrompue.

Transmettre l’héritage

Enfant d’une famille de métayers, j'ai vécu la fin de cette époque, me trouvant un jour avec nulle part où aller au mois d’août. Finie la longue attente du battage de blé, où je pouvais aller faire l’intéressant et manger à la table des manœuvres.

De ce temps me reviennent en mémoire l'odeur de la lampe à essence, car nous vivions sans électricité ; la chaleur de la cheminée et du chaudron toujours suspendu dans l’âtre; l'eau du puits transportée dans des cruches en cuivre ; la baignoire où nous nous lavions le matin ; l'étable sous la cuisine ; la charrette avec les deux grands bœufs blancs ; le travois avec les caisses de tomates ; les longues marches sur la route; les melons cueillis en chemin et mangés encore trop verts ; les noms des champs et des fermes.

Une évocation qui peut sembler banale aujourd'hui, mais un instantané bien réel de choses, faits et personnes qui ont marqué la vie de ceux qui les ont connus et des générations suivantes. Ces personnes doivent aujourd'hui prendre conscience qu'elles sont les dernières en mesure de maintenir vivante la mémoire de ces valeurs. Elles seules sont à même de raconter, de transmettre l'héritage, même verbal, d'une histoire, d'une façon de faire, d'une personne, d'une recette. Ceux qui ont un peu vécu cette période, ou du moins en ont entendu parler par leurs parents, peuvent certes commettre l'erreur de l’idéaliser, mais le risque vaut la peine d'être pris pour ne pas perdre la mémoire de ces temps marqués par le régime du métayage. Malheur à nous si tout cet héritage est effacé ! Si, au fil des générations, l'histoire de ceux qui l’ont vécu, de père en fils, de grand-père en petit-fils, devait se perdre, ce serait un dommage irréparable.

 (1) Giuliana Biagioli, « La mezzadria poderale nell'Italia centro-settentrionale in età moderna e contemporanea (secoli XV-XX) », Rivista di Storia dell'Agricoltura, a. XLII, n. 2, 2002, p. 97.

 Extrait de L’olio e gli altri ingredienti della nostra vita de Maurizio Pescari (Rubbettino, 2021). Traduction et adaptation Camille Frachon.