Perception, huile d’olive et Ithaque

Série “L’huile d’olive et les autres ingrédients de notre vie”

 

Le producteur Marco Rizzo dans son oliveraie du Cilento en Campanie

« Tu écris sur l’huile d’olive alors que la nouvelle récolte n’a pas encore commencé ? », me demande Piero. « Absolument, lui dis-je, je n’écris pas sur l’huile d’olive, j'aime écrire sur ceux qui la font, et puis l’huile est bonne en toute saison, pas seulement au moment de la récolte. »

Cela fait longtemps déjà que je ne recherche plus une huile d’olive qui soit juste bonne - compte tenu du prix, mieux vaut qu’elle le soit ! Je recherche d’abord un producteur qui soit une bonne personne, car je sais qu’il aura mis dans son huile le meilleur de lui-même. Le mouvement Slow Food parle de produits « bons, propres et justes » ; de mon côté je recherche ces qualités chez les personnes.

Mon ami Fulvio Bressan, un vigneron frioulan inclassable, a écrit ceci : « le manque d’honnêteté d’un vin se retrouve dans les personnes qui le produisent. Comme dans celles qui le boivent... ». Transposons maintenant à l'huile d’olive. Les producteurs de bonnes huiles d’olive sont parfois des personnes un peu taciturnes qui ne se révèlent pas tout entières. L’huile d’olive ne se découvre pourtant pas dans un verre de dégustation ; il y a d'abord le regard de celui qui la produit, le terroir, l'histoire qu'il porte en lui. Les cultivars, les notes aromatiques et les saveurs viennent ensuite, en chemin.

Je connais des personnes qui sont intimement satisfaites des émotions que leur procure leur activité, sans grandes déclarations, sans mesurer le résultat final par l’argent. Des personnes qui savent vivre chaque moment de leur journée et savent reconnaître les valeurs dignes d'être vécues et les transmettre à leur huile d’olive. Parce que l’huile d’olive véritable, l’huile artisanale, l’huile douce, amère ou piquante, l'huile qui a bon goût, n'est pas seulement de l'huile d’olive ; c'est un produit unique, expression du travail du producteur et d’une oliveraie qui, petite ou grande, est le trésor qu’il faut valoriser.

Savoir raconter sa propre histoire a une valeur extraordinaire, aussi grande que la qualité strictement gustative du produit. C’est une façon de s’assurer que la qualité sera justement reconnue, sans s’en remettre au hasard ou à un petit verre de dégustation. La perception de la « qualité » est infinie et n’est jamais liée au seul produit final. Elle est une synthèse de nos vies, des passions qui nous animent, du paysage et des personnes qui nous entourent. Si un producteur parvient à transmettre son histoire particulière, il rendra unique son huile, de même que son parcours à la rencontre de ses clients.

Ithaque

de Konstantinos Kavafis (1863-1933) (traduction de Marguerite Yourcenar)

Quand tu partiras pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,
riche en péripéties et en expériences. 

Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni la colère de Neptune.
Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes,
si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer
que par des émotions sans bassesse.

Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni le farouche Neptune,
si tu ne les portes pas en toi-même,
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long,
que nombreux soient les matins d'été,
où (avec quelles délices !) tu pénètreras
dans des ports vus pour la première fois. 

Fais escale à des comptoirs phéniciens,
et acquiers de belles marchandises :
nacre et corail, ambre et ébène,
et mille sortes d'entêtants parfums.
Acquiers le plus possible de ces entêtants parfums. 

Visite de nombreuses cités égyptiennes,
et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.
Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit.
Ton but final est d'y parvenir,

mais n'écourte pas ton voyage :
mieux vaut qu'il dure de longues années,
et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse,
riche de tout ce que tu as gagné en chemin,
sans attendre qu’Ithaque t'enrichisse.

Ithaque t'a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n'a plus rien d'autre à te donner. 

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
Sage comme tu l'es devenu à la suite de tant d'expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques. 

Extrait de L’olio e gli altri ingredienti della nostra vita de Maurizio Pescari (Rubbettino, 2021). Traduction et adaptation Camille Frachon.